CHAPITRE X

Si la pasticciera m’attira de prime par sa beauté, elle m’attacha à elle par l’émerveillable bénévolence de sa noble et suave nature. Elle portait si peu d’intérêt aux clicailles qu’elle eût baillé tout à tous, et en peu de temps se fût mise en chemise et sur paille, si la mamma n’avait gardé un œil sur le bon ménagement de sa maison. L’étoffe même de Teresa était riche et substantifique, de quelque côté qu’on l’envisageât. Elle nourrissait pour les hommes un extraordinaire appétit et se trouvait si félice d’en avoir cinq ou six en même temps dans sa vie que si elle eût été laide ou riche, elle n’eût pas failli de les payer, pour qu’ils demeurassent en sa coite. Se trouvant jeune, belle et de tout un peuple adorée, elle s’estimait, vivant des largesses de ses amants, doublement leur débitrice, et de celles-ci, et du plaisir qu’ils lui donnaient, comptant pour rien en sa donnante gentillesse de cœur les voluptés qu’elle leur prodiguait.

Non seulement la Teresa aimait ses amants, mais désirant qu’ils s’aimassent entre eux, elle les invitait tous ensemble à souper le dimanche soir, le seul jour où par pieux scrupule elle se voulait orpheline des terrestres félicités. Moi compris, ils étaient six, mais quand je fus admis par elle au nombre de ceux que la reine Elizabeth eût appelé the happy few[77] nous n’étions que cinq, le sixième se trouvant être précisément Giovanni Francesco Aldobrandini, neveu du pape, que Sa Sainteté avait envoyé à Madrid pour prendre langue avec Philippe II, et que je prie le lecteur de ne pas confondre avec Cynthio Aldobrandini, autre neveu du pape, lequel était cardinal et secrétaire d’État au Vatican.

Parmi les convives du dimanche, le haut clergé n’en était pas moins représenté par deux Monsignori, dont « pour de dignes raisons », comme dirait Alfonso, je tairai les noms dans ces Mémoires, et ceux-là, pour ces mêmes raisons, se trouvaient seuls dispensés de passer quotidiennement à cheval devant la fenêtre de Teresa. Toutefois, leurs liens avec la pasticciera n’étaient à Rome qu’un segreto di Pulcinella[78], et pas un Romain n’eût rêvé penser plus mal d’eux pour cela, bien le rebours.

Le troisième de ces gentilshommes, comme on sait jà, était le Bargello delta Corte[79], qui se trouvait être un descendant de ce pauvre Délia Pace, que le lâche Grégoire XIII, pour sauver sa vie, avait livré à la populace romaine révoltée. Combien que Délia Pace fût moins élevé en noblesse et en dignité qu’aucun de nous, il avait grande allure, avec un profil de médaille et un air tout ensemble de douceur et de fermeté en son expression qui prévenait de prime en sa faveur.

Le quatrième était Don Luis Delfín de Lorca que j’avais encontré le jour de ma présentation au pape, gentilhomme de très haut lieu, marquis, prince et Grand d’Espagne, fort bien tourné de sa personne, plein d’esprit et, au surplus, aimable, tant est que dans la composition de son être, on n’eût pu trouver la plus petite parcelle de cette humeur escalabreuse qu’on prête, à l’accoutumée, aux gens de sa nation. Nous nous trouvâmes amis, dès l’instant où nous jetâmes l’œil l’un sur l’autre, et nos fréquentes encontres chez Teresa ne firent que souder notre lien.

Afin qu’ils ne soient pas reconnus, je n’ai pas le propos de décrire les deux Monsignori dans leur chair, encore que la leur, précisément, fût à coup sûr intéressée à l’hôtesse du logis où, chaque dimanche, je les revoyais. Ils étaient l’un et l’autre de très jolis cadets de très bonne et ancienne famille italienne que la nécessité de garder de grands domaines à leurs aînés avait jetés dans les Ordres, où la faveur papale les haussa promptement jusqu’à la robe violette. Ils y accédèrent fort jeunes et sans jamais qu’ils eussent mis le pied en leurs respectifs diocèses, ils vivaient fort bien à Rome des revenus de leurs évêchés, baignant dans cette « cléricale nonchalance » que Fogacer trouvait si désirable. De nous cinq, ou plutôt de nous six, en comptant Giovanni Francesco, ils étaient de beaucoup les plus jeunes, les plus rieurs et les plus fols, étant enclins à vider flacons plus que de raison. Auquel cas, leurs propos trahissaient je ne sais quelle sournoise tendance au sacrilégieux que Teresa, étant fort pieuse, rebutait des griffes et des dents : ce qui incontinent rabattait la crête de nos Monsignori et les rendait doux et dociles comme agneaux à la mamelle. Et de reste, c’est bien un peu ce qu’ils étaient pour Teresa. Car encore qu’elle fût plus jeune qu’aucun de nous six, il y avait tant de maternel en elle qu’assis tous ensemble à la table qu’elle présidait, nous avions l’impression d’être les louveteaux qui tétions le lait de la vie au pied de la louve romaine.

En ce qui me concerne, et sans que faiblît aucunement en moi la remembrance de ma jolie duchesse, – tutt’altro[80] – au bout d’un mois je fus si entiché de la pasticciera que, traînant mes jours languissants dans cet insufférable farniente que j’ai jà décrit, étant sans nouvelles et de l’abbé d’Ossat, et du cardinal Giustiniani, et toute négociation paraissant comme immobile et suspendue depuis le départir de Giovanni Francesco pour Madrid, je passais le plus clair de mes heures à rêver de la nuit où la coite de Teresa m’allait recevoir, des deux nuits, devrais-je dire, car elle avait été bonne assez, pendant l’absence de Giovanni Francesco, pour me donner les heures qui lui étaient réservées.

Si on ne voit pas en Rome de belles rues marchandes comme en Paris, les marchands, comme partout où il y a une Cour ou une noblesse impatientes de dissiper leurs pécunes, ne défaillent pas, quoique leurs boutiques, cabinets et échoppes soient qui-cy qui-là disséminés. En mes continuelles annulations dans la ville, dès que j’apercevais quelque jolie chose à laquelle je m’apensais que Teresa pourrait avoir appétit (ayant fort le goût du beau), incontinent je l’achetais, éprouvant que cet achat me la rendait plus proche par le plaisir que je me préparais à lui donner, tant est que je ne saurais dire qui en recevait le plus de joie : celui qui baillait ou celle qui recevait. Je lui écrivais aussi tous les jours en prose italienne et, que les muses me pardonnent, en vers français, qu’à la revoir, je lui traduisais, cause pour elle d’un grand émeuvement, encore que la poésie n’y gagnât pas beaucoup.

En faisant mes comptes à un mois de là, je fus comme alarmé de la subite enflure de mes débours et découvris avec une extrême mésaise que je ne pouvais continuer ce train sans me mettre tout à trac à sec et devoir en Paris retourner pour me regarnir, ce qui revenait (à grand déshonneur pour moi) à abandonner la mission que le roi m’avait confiée, si peu utile qu’elle me parût depuis le département de Miroul. Je me décidai donc à écrire audit Miroul pour lui mander de vendre un de mes bois qui touchait à la forêt de Montfort l’Amaury et de m’en rapporter le produit. À peine toutefois eus-je dépêché cette lettre que ma conscience huguenote se trouva horrifiée à l’idée d’écorner mon principal, sans compter que je croyais ouïr jà la groigne indignée de La Surie devant mes folles dissipations, dans lesquelles il ne faillirait pas de déceler, comme bien on pense, l’influence de la pompe papiste.

Le soir du jour où j’envoyai cette lettre, je me trouvai dîner seul en sa chambre avec Teresa, cette nuit m’étant par elle consacrée et me trouvant rêveux et songeard à la repue, mâchellant mes viandes du bout du bec, elle m’en demanda la raison. Je noulus lui dire de prime. Mais elle usa d’une si tendre et insinuante insistance que je finis par lui confier, non sans quelque vergogne, l’objet de mon ennui.

— Carissimo[81], dit-elle incontinent, me baignant de la suave lumière de ses grands yeux, cela n’importe ! Je t’aime pour toi et ton bon caractère, et non pour tes cadeaux. Si tu es à l’étroit dans tes pécunes, tu peux ne m’en bailler du tout.

— Mon ange, dis-je en me levant et en me venant jeter à son genou pour lui baiser les mains, tu es la plus libérale et la plus débonnaire des femmes, mais je n’en suis pas là. Et que dirait la mamma, poursuivis-je en souriant, si je cessais tout soudain d’alimenter ses coffres ? Toutefois, je ne voudrais pas que tu t’alarmes de ce que mes présents se raréfient, me croyant devenu chiche-face ou de toi moins épris. Car à la vérité, je suis de ta beauté aussi raffolé qu’on peut l’être et je ne me rassasie jamais de te voir et de te toucher, à telle enseigne qu’il n’est heure du jour pendant laquelle je ne voudrais laisser un seul pouce de ton corps sans l’avoir baisé à tout bec.

— Carissimo, dit-elle, fort trémulente à ce discours et aux images que sa péroraison évoquait, ta parole est de miel et ton cœur aussi.

Quoi disant et appartenant à cette espèce bénie d’inflammable femme chez qui l’action est la sœur du pensement, elle me saisit par la main et, m’entraînant vers sa coite, elle se dévêtit en un tournemain et se livra à mes voyageuses caresses.

Je fus une bonne demi-heure dans les délices de cette pratique-là et comme, n’y demeurant pas moi-même insensible j’allais me conjoindre à elle afin d’unir à la parfin nos voluptés, on heurta violemment à la porte et, suivie de Djemila, la mamma, l’œil quasi hors l’orbite en sa faveur, surgit, laquelle, sans se soucier le moindrement de mon prédicament, marcha à la soldate vers la coite, arracha du col de Teresa une petite Sainte Vierge en or qui pendait là par un petit ruban de soie noire et hucha à gorge déployée, la bouche quasi écumante en son ire :

— Dévergognée ! Comment oses-tu mêler la Benoîte Vierge à l’ordure de ton péché ? Et n’as-tu pas honte à la prendre avec toi dans ta coite, quand tu es ainsi besognée ?

Sur quoi, la médaille portée au creux de ses mains et la baisant et rebaisant sans cesse, en marmonnant des prières, elle s’en fut, Djemila dans son sillage, les mains jointes elle aussi et la mine affligée. L’huis reclos sur elle, ma pauvre Teresa fondit en larmes et, la mine fort contrite, courut s’agenouiller, nue qu’elle était, sur son prie-Dieu et se mit à faire oraison, le cheveu épars, battant sa coulpe et tout à plein déconsolée.

Demeuré que j’étais sur la coite, je ne la voyais que de dos, ses longs cheveux noirs tombant jusqu’au bas de ses reins et pour dire le vrai, lecteur, je la trouvai charmante en sa pieuse posture, tout en me faisant quelque petite réflexion sur l’aspect tout extérieur et cérémonieux d’un culte où c’est une médaille qu’on outrage, qu’on console et qu’on propitie.

L’oraison de la pasticciera dura dix bonnes minutes – ce qui, se peut, est court pour une repentance, mais long assez pour une attente. Après quoi, estimant sans doute qu’elle avait reçu le pardon pour l’offense qu’elle avait commise envers sa petite idole, elle se signa, sécha ses larmes et courut dans sa coite reprendre nos amours au point où nous les avions laissées.

Quand elle se fut à mes côtés ensommeillée – pour peu de temps car elle renaissait, comme le phénix, inlassablement, de ses cendres – je m’avisai que je l’avais vue plus de dix fois, avant que de s’aller avec moi coucher, ôter cette petite médaille de son col, la baiser et la bailler à la mamma, mais sans que j’eusse jamais soupçonné le sens de ce rite, par lequel, je l’entendais enfin ce soir-là, elle se dévêtait de son catholicisme pour redevenir païenne l’espace d’une nuit.

Tout désoccupé et tout inutile que je me sentisse, sans nouvelles de l’abbé d’Ossat, du cardinal Giustiniani et même de Fogacer, et les négociations, comme j’ai dit, étant prises dans les glaces depuis le départir de Giovanni Francesco, je m’étais mis à quelque peine pour me rendre plus sufférable mon farniente romain par une conduite réglée de mes jours.

Je me levais sur le coup de sept heures et, après avoir bu et glouti quoique sobrement assez, je m’appliquais pendant une grosse heure à l’escrime avec le maître en fait d’armes Andréa di Giorgio (disciple du fameux Agrippa…), lequel avait condescendu à m’accepter pour élève sur le bruit que Giacomi avait été mon maître et beau-frère et légué la botte secrète de Jarnac que, depuis le décès dudit, j’étais le seul au monde à posséder.

Après mes assauts avec Andréa, j’allais observer – mais sans m’y mêler que du bout de la langue – les leçons de taille et d’estoc que Pissebœuf donnait à Luc et Thierry : chamaillis simple et fruste où mon arquebusier excellait et qui est bien la seule escrime qui soit de quelque utilité au combat. Après quoi, je gagnais ma cuve à baigner, où je me délassais dans une eau chaude et claire, laquelle, la Dieu merci, n’était pas celle du Tibre, mais de mon puits. Pendant que j’y étais assis, Poussevent, avec cette incrédible légèreté de main qu’on voit souvent aux gros hommes, me taillait mon collier de barbe en rasant fort précisément les poils qui en étaient exclus.

Sur le coup de neuf heures, Fra Filippo, moine fort instruit et mon régent ès langue et belles lettres italiennes, survenait avec la précision d’une horloge de Grégoire XIII, et traduisait avec moi le Décaméron de Boccace, ouvrage dont on pouvait, disait-il, « déplorer la frivolité », mais que le bon moine tenait pour la source la plus pure de la prose italienne. Après la traduction, il me posait des questions ébaudissantes assez sur le conte que nous venions de traduire – car le Fra était d’humeur enjouée et gaussante – et corrigeait la grammaire de mes réponses, touchant le plus souvent cette épine dans mon pié : la conjugaison des verbes italiens.

À dix heures, j’avalais un bouillon de légumes que mon cuisinier florentin avait composé tout particulièrement pour moi ; j’écrivais une longue lettre à Teresa et après un tour au jardin, le temps le permettant, je revenais m’asseoir à la même table pour une repue plus substantifique, mais cette fois Pissebœuf nous servant à table, et en compagnie de Luc et de Thierry, qu’en l’absence de La Surie j’avais admis à cet honneur, leur ayant baillé pardon après qu’ils furent venus le quérir de moi à genoux et versant des larmes grosses comme des pois, tant leur longue disgrâce et mon long déplaisir les avaient affligés. Je me ramentois à ce jour que je leur appris à se servir d’une fourchette, pratique qui était tout à plein déconnue de leurs parents, tout grands seigneurs qu’ils fussent.

Après cette repue, je me retirais dans ma chambre, pour lire. Et mon Montaigne, hélas, se trouvant encore dans les mains de la douane papale, je lisais, non sans recourir qui-cy qui-là au dictionnaire, l’Orlando Furioso d’Ariosto, m’émerveillant de la façon tant fine que légère avec laquelle cet écrivain raffiné jouait avec son sujet et, tout en l’aimant, s’en gaussait, sans jamais en être l’esclave.

À trois heures, je commençais à m’attifurer et, belle lectrice, je n’ai pas vergogne à confesser que cette toilette durait presque la moitié de la vôtre, puisqu’il me fallait une grosse demi-heure avant que je commandasse à mes pages de m’amener, tout sellé et empanaché, le plus beau de mes chevaux. Déjà, quand j’apparaissais dans la cour, mon escorte était là, ses montures piaffantes, encensantes, hennissantes et se toquant les croupes, mais de prime je saillais à pié, et ce n’est qu’après que j’eus échangé quelques mots avec celui qui « ornait » la borne de ma porte cochère, que Luc m’amenait ma jument, sur laquelle je tenais à honneur de me hausser sans son aide, ne m’aidant que de l’étrier.

Le coup de quatre heures à Saint-Jean de Latran me trouvait dans la rue de la pasticciera au moment où sa Djemila déclosait la fenêtre de sa maîtresse et où celle-ci apparaissait, assise, en ses plus magnifiques affiquets, objet de l’adoration de tout un peuple, déesse, à vrai dire, par sa beauté et ses majestueuses proportions. Précédé de mes deux pages, dont la vêture, semée de fleurs, était plus gaie et brillante qu’une prairie en mai, et suivi de mon escorte, je poussais ma monture à travers la presse jusqu’à la fenêtre de Teresa, bridais mon cheval, et dressé sur mes étriers, lui ôtais mon chapeau, celui-ci voltigeant au bout de mes gants et dessinant dans l’air un huit. Sur quoi, elle m’adressait, en même temps qu’un petit brillement connivent de l’œil, ce souris ambigueux, mystérieux et charmant qui m’a fait la comparer à Monna Lisa. Comparaison dont, à y penser plus outre, je me repens un peu, craignant d’avoir donné une fausse impression au lecteur, pour la raison que la Monna Lisa a quelque chose d’inquiétant et se peut de maladif, alors que la pasticciera, bien au rebours, respirait la santé et la force, étant beaucoup plus proche, en fait d’une Junon, par ses épaules larges et pleines, son tétin rond, ferme et puissant et pour le corps, tout au moins, ressemblant davantage qu’à Monna Lisa, à la « Jeune Femme à sa toilette » du Titien.

Après cette première bonnetade, je poussais jusqu’au bout de la rue et revenant sur mes pas par une rue parallèle, je repassais devant Teresa et cette fois, après lui avoir fait le même voltigeant salut, et reçu d’elle derechef son coutumier et enivrant souris, je tirais de mon pourpoint une lettre-missive – celle-là même que je lui venais d’écrire – et je la lui montrais de loin. À quoi me faisant une inclinaison de tête des plus gracieuses, et sans plus sourire, mais m’envisageant de ses beaux yeux tendres, elle disait quelques mots à Djemila accroupie à ses piés, laquelle, saillant hors, l’instant d’après, me prenait la lettre des mains et courait la lui porter. Encore que la conjugaison de mes verbes fût fautive, Teresa était raffolée de mes lettres, et je lui écrivais tous les jours, y compris ceux qui ne se terminaient pas sans que je la visse.

Au retour de cette ambulation et en ma maison revenu, je m’enfermais dans une délicieuse petite salle tendue de velours rouge où le cardinal Giustiniani, j’imagine, avait ses douillettes habitudes et là, ayant fait allumer dans la cheminée un grand feu (la saison étant froidureuse encore), je commençais à rédiger ces Mémoires que voilà, et persévérais dans cette tâche les chandelles allumées et jusqu’à ce qu’il fût temps de souper. Le premier volume, qui traite de mes maillots et enfances au château de Mespech en Périgord fut écrit en son entièreté à Rome pendant cet hiver-là, où le temps pesait si lourd sur mes épaules.

Depuis que M. de La Surie était départi pour Paris, Luc et Thierry ne recevaient plus le fouet pour leurs méfaits et, chose digne de remarque, ceux-ci n’avaient pas augmenté, bien le rebours, tant ils craignaient d’encourir de nouveau mon déplaisir. Je n’eus même pas à les tancer prou pour leur débridée gaillardie, les pères, maris et frères italiens ayant découragé leurs approches, le bâton à la main. Tant est qu’ils se trouvèrent, à la parfin, satisfaits de se partager une veuve accorte qui avait le cœur sensible. Le seul différend qui, beau temps mau temps, surgissait entre eux et moi, touchait à un très vilain et très famélique petit chien jaune qu’ils voulurent adopter, lequel étant trop vieux pour être dressé, courait qui-cy qui-là dans la maison et, maugré les énormes pâtées dont il était nourri par les pages, dévorait tout ce qui lui tombait sous le croc.

 

 

Je ne me ramentois pas le jour exact du mois de mars où je faillis disparaître à jamais de ce monde émerveillable de la chaleur et du mouvement que seuls les vifs connaissent, et qui est bien le seul qu’ils connaissent vraiment, car touchant les béatitudes éternelles, il faut bien confesser que nous n’avons sur elles que de bien imprécises informations. Mais je gage que ce fut aux alentours du 23 mars, pour ce que je me fis dans la suite la réflexion qu’entre le jour où j’échappai de peu aux dents de la mort et le retour à Rome de Giovanni Francesco, le 16 avril, trois petites semaines s’étaient écoulées. Et je suis dans tous les cas très assuré que ce fut un mardi pour la raison que la nuit du mardi, comme celle du vendredi, était consacrée aux délices que le lecteur connaît. Tant est que ce matin-là, me ramentevant, à me déclore de mon sommeil, que nous étions un mardi, le monde m’apparut tout soudain plus frais et plus lumineux, et je sautai hors ma coite, bondissant comme un poulain au pré.

Toutefois, je ne faillis pas à mes coutumières exercitations d’escrime et de traduction italienne, mais j’y laissai vagabonder mon esprit, ce qui ébaudit prou Fra Filippo, lequel n’était pas sans en deviner la cause, et me fit là-dessus quelques petites gausseries, mais bien au rebours, aggrava prou le maître en fait d’armes Andréa Di Giorgio :

— Signor Marchese, me dit-il, m’envisageant du haut de sa haute, maigre et flexible taille, vous n’êtes point à ce que vous faites. Au lieu de parer ma pointe, vous l’avez évitée d’un retrait du corps, ce qui est fâcheuse, malgracieuse et damnable pratique, fort abhorrée des meilleurs maîtres.

— Maestro, dis-je, je vais tâcher d’être présent davantage. Je vous fais toutes mes excusations.

Mais ces excusations n’assouagèrent pas Andréa di Giorgio dont les yeux noirs, profondément enfoncés dans sa face ascétique, brûlaient du plus dévotieux des zèles.

— Signor Marchese, dit-il gravement en abaissant sa lame, il en est du noble jeu de l’épée comme de la messe pour le prêtre : il vaut mieux ne pas la dire que d’y porter un esprit absent.

— Maestro, dis-je en le saluant, je suis tout à vous.

Mais encore que le reste de l’assaut se passât de mon côté, sans « retrait damnable du corps », Andréa di Giorgio me quitta, à la terminaison de la leçon, le sourcil levé et la mine amère, mon hérésie lui pesant encore sur le cœur.

Pissebœuf, lui, n’avait pas cette vue sacramentelle de son chamaillis d’estoc avec mes pages, et outre que tous coups et parades lui parussent bons s’ils réussissaient, sa remontrance était gaillarde, gaussante et goguelue :

— Thierry, huchait-il, à ton âge et léger comme plume que tu es, la meilleure parade est de rompre, cornedebœuf ! À peu que mon estoc ne t’ait enfilé le guilleris et navré les bourses !

Lequel huchement le très vilain chien jaune que j’ai dit, et que mes pages appelaient Tibère, accompagnait en aboyant comme fol, et encore que je l’aimasse assez (maugré qu’il m’eût mis une botte en pièces), sa noise me fut si insufférable que j’abandonnai la place, et m’en fus chercher refuge, loin de cette vacarme, dans ma cuve à baigner, où le gros Poussevent me vint raser les poils hors collier, tout en m’abreuvant des fruits de sa sagesse.

— Ma fé, monsieur le Marquis ! dit-il avec son terrible accent d’oc, je ne croirais jamais que c’est usance saine que de baigner soi si souvent que vous faites, au grand dol de votre peau qui ne fait que s’amollir au risque de laisser entrer toutes les infections de l’air.

— Mon Poussevent, dis-je, le grand maître Ambroise Paré te donne tort, lequel tenait les quotidiennes ablutions pour bénéfiques et rebiscoulantes.

— Avec votre permission, monsieur le Marquis, dit Poussevent en tirant un soupir de sa vaste bedondaine, je ne croirai jamais que l’eau soit bonne, ni au-dehors ni au-dedans. En outre, j’ai ouï dire dans le plat pays gascon qu’il était disconvenable à quelqu’un de bon lieu de se tant laver, un gentilhomme se devant d’avoir l’aisselle surette et les pieds fumants. Et de reste, à quoi reconnaît-on l’approche de notre bon roi Henri ? À son fumet !…

À quoi je ris à gueule bec, ne voulant débattre davantage, l’exemple venant de si haut. Et Poussevent ayant fini de me faire le poil, je saillis hors, jetai mon peignoir de bain dessus l’épaule et gagnai la grand-salle, où je vis Pissebœuf poser sur la table ma creuse écuelle contenant un bouillon, ou plutôt une grosse soupasse, le pain y étant mêlé. Toutefois, comme elle était fumante, et que je n’aime point m’ébouillanter le gargamel, j’allai de prime me chauffer devant un beau feu cramant (ce mois de mars à Rome se ressentant davantage de l’hiver que du printemps) et je vis là vautré le chien Tibère, l’eau noirâtre dont son poil dégouttait salissant le marbre du sol.

— Thierry ! Luc ! criai-je, très encoléré, que fait là ce chien d’enfer ? N’ai-je pas défendu de l’admettre dedans la maison ? Et n’y a-t-il pas de place assez pour lui dans les communs ?

— Avec toutes mes excusations, monsieur le Marquis, dit Luc en me faisant un gracieux salut (que Thierry répéta incontinent, cependant sans déclore le bec, n’étant pas des deux l’orateur), mais durant que vous vous baigniez, il a plu comme vache pisse et le Tibère, non content d’être transpercé, se ventrouilla dans une flaque d’eau comme il fait toujours, le résultat étant que nous l’avons trouvé sous le porche, trémulant comme feuille de peuplier et quasi péri de froid.

— Il fallait dès lors le mettre à l’écurie.

— Où, hélas ! il n’y a pas de feu, dit Luc avec un nouveau salut (imité par le muet Thierry).

— Mais où, dis-je, il n’y a pas de dalle de marbre à salir, mais de la bonne paille bien sèche où il s’eût pu rouler.

— Monsieur le Marquis, dit Luc en faisant une mine fort triste (que Thierry aussitôt contrefeignit), le faut-il ramener incontinent à l’écurie ?

— Oui-da, dis-je. Mais observant que le pauvre Tibère grelottait de froid, et l’aimant assez, comme j’ai dit (maugré ma botte dévorée), j’ajoutai : mais attendez qu’il soit sec.

À quoi Luc et Thierry me firent de concert un troisième salut, et avec un brillement affectionné de la prunelle, lequel me toucha fort – jolis et vifs galapians qu’ils étaient de reste, flattant l’œil par leur vêture prairiale et gaie, tous deux frisés en bouclettes, qui blondes qui brunes mais point du tout agneaux pour cela, étant zizanieux et turbulents en diable – toutefois, tous deux d’un bon métal, et par la vaillance et par le cœur.

Comme s’il eût entendu qu’il ne serait pas exclu de son chaleureux paradis, Tibère remua la queue, et me dirigeant vers la soupasse que j’ai dite, je trempai dedans le cuiller quand un fort toquement à l’huis retentit par la maison. À vrai dire, je ne sais s’il était tant fort que meshui je l’ois résonner dans ma remembrance, mais ayant dit à Luc de courre voir ce qu’il en était, et entendant des éclats de voix et comme une sorte de querelle à l’entrant, j’ajustai sur moi mon peignoir de bain et suivi de Thierry et de Pissebœuf, marchai à l’huis derrière lequel j’ouïs Alfonso crier à voix vibrante : Vorrei vedere il Signor Marchese ! Vorrei vedere il Signor Marchese ![82] et Luc lui disant à travers le judas de prendre patience, que j’étais à mon bouillon, Alfonso hucha à gorge déployée : Pazienza ! Pazienza ! La tua pazienza lo uccide[83] !

Fort intrigué, je dis à Luc de déclore l’huis sans tant languir, sur quoi Alfonso irrupta dedans la maison, pâle comme un cierge, et sans même me voir, courut jusqu’à la grand’salle (nous quatre sur les talons) où s’arrêtant devant la table, il fit volte-face, m’aperçut, et tombant à genoux, s’écria :

— Dio mio ! Dio mio ! Egli e salvo[84] !

Et me prenant les mains, il les baisa l’une et l’autre.

— Alfonso, dis-je, qu’est cela ?

— Signor Marchese, dit-il en se relevant, pâle encore et l’œil quasi hors l’orbite, plaise à vous de me laisser vous parler à l’oreille.

Ce que lui ayant permis, je fus si béant de ce qu’il me chuchota que j’en restai sans voix et les pieds comme collés au sol. Mais sentant sur moi le regard étonné des pages, de Pissebœuf et de Poussevent, lesquels venaient d’entrer, attirés par la vacarme, je repris mon vent et haleine et dis :

— Poussevent, va me chercher il cuoco[85]. Et vous autres, dès qu’il adviendra portez œil et diligence à ce qui se dira et se fera céans.

Ce cuoco était un Florentin du nom de Basilio que le cardinal Giustiniani m’avait loué en même temps que son palais, et encore qu’il cuisinât excellemment et fût fort poli avec mon domestique, je n’étais pas à lui aussi affectionné qu’au reste de mes gens pour la raison qui, se peut, paraîtra frivole à mon lecteur : je n’aime pas qu’un cuisinier soit maigre. Or, Basilio l’était. Et au surplus, la mine triste, la crête basse, la bouche amère, le coin de l’œil tombant et la paupière constamment baissée ou mi-close : raison pour quoi Alfonso l’appelait la gattamorta (la chatte morte) ou comme nous dirions en français, le chattemite.

Moins d’une minute après que je le lui eus commandé, Poussevent revint, sa bedondaine poussant devant lui le maigrelet Basilio, lequel à son entrant, m’ôtant son bonnet, jeta un œil, la paupière mi-close, à mes gens et à Alfonso, un autre à la soupasse qui m’attendait sur la table, et dit sans trouble aucun :

— Signor Marchese, je suis entièrement dévoué à vos ordres.

— Bene, Basilio, dis-je. Assieds-toi à ma place devant la zuppa[86], prends le cuiller et mange !

— Ma, Signor Marchese[87] ! dit Basilio en tournant plus blanc que craie, et comme transi sur place.

— Basilio, dis-je âprement, qu’est cela ? Tu te dis dévoué à mes ordres et tu n’obéis pas au premier ordre que je te donne.

— Certamente, Signor Marchese, mais il ne s’assit pas davantage.

— M’as-tu ouï, Basilio ?

— Certamente, Signor Marchese.

— Alors, pourquoi ne t’assieds-tu pas à table comme je l’ai commandé ?

— Pour ce que ce ne serait guère bienséant pour un cuoco de s’asseoir devant son maître.

— Foin de l’étiquette ! Assieds-toi, je te prie !

Il s’assit.

— Et maintenant, Basilio, prends le cuiller et mange.

— Ma, Signor Marchese, dit Basilio, la lèvre trémulente, je n’ai pas faim.

— Qui aurait besoin d’avoir faim pour manger cette bonne zuppa tant savoureuse et odorante.

— Ma, Signor Marchese, dit Basilio, jetant un œil à Luc, Thierry et Pissebœuf qui, sans mot dire, s’étaient placés devant les portes, excusez-moi, je vous prie, mais j’ai l’estomac très mauvais.

— Précisément, dis-je, cette zuppa est saine et te guérira. Se peut même quelle te guérisse à jamais.

Ici, Tibère se leva de devant le feu et faisant face, gronda sans la moindre raison apparente, à moins que ce fût le ton de ma voix qui l’émut. Et Alfonso, à pas de chat, vint se placer derrière Basilio, son bâton tenu des deux mains à l’horizontale.

— Ma, Signor Marchese, dit Basilio en jetant un œil derrière lui et en posant les deux mains sur la table à côté de la zuppa, je n’ai pas faim du tout. Je n’y peux mais.

Disant quoi, il écarta comme pour montrer son dire les deux mains de son corps et par le plus dextrement malencontreux des gestes il balaya l’écuelle, l’envoya hors la table et la versa à terre. Aussitôt, Alfonso passa son bâton par-dessus la tête de Basilio et le lui plaçant sous le menton, et sur la pomme d’Adam, l’immobilisa, tandis que dans le même temps, Tibère se jetait sur la zuppa épandue hors l’écuelle sur le marbre et, en trois coups de glotte, l’avala.

— Tibère ! cria Luc en courant à lui, suivi de Thierry, lequel, à ce que je vis, attenta d’ouvrir la gueule du chien tandis que Thierry y voulut plonger la main jusqu’au gargamel pour le faire raquer, mais en vain, le chien le mordant.

— Poussevent, dis-je, donne-moi ton poignard et va quérir une cordelette. Cours, fils !

Cependant, Pissebœuf s’approchait, craignant comme moi qu’Alfonso faillît à maîtriser l’homme en son dernier désespéré sursaut, encore qu’il parût, l’œil mi-clos, la lippe amère et l’épaule affaissée, comme privé de sentiment et demeura ainsi tout le temps que, Poussevent revenu, on le lia et le fouilla. Alfonso retira de la botte du misérable un cotel à manche jaune et de ses chausses un petit flacon vide qu’il me tendit et que j’approchai précautionneusement de mes narines.

— Monsieur le Marquis ! cria Thierry, fort pâle, en courant à moi, que faire ? que faire ?

— Ce que tu as attenté, dis-je, parlant d’un ton vif et décisoire pour l’arracher à son dol. Faillant cela, il y faudrait de la noix vomique, mais je n’en ai pas. Et le temps de l’aller chercher, la pauvre bête sera morte. Poussevent et Pissebœuf, dis-je en tournant la tête tant l’agonie de la pauvre bête était insufférable, portez Tibère à l’étable. Nenni, Thierry, demeure ! Je te veux panser la main. Luc, demeure aussi, mon propos étant de dépêcher sur l’heure au Bargello.

— Ha, Signor Marchese ! dit Alfonso avec un air fort alarmé, plaise à vous de me permettre de vous parler au bec à bec.

Je passai alors dans une petite salle attenante, mon œil lui faisant signe de me rejoindre. Ce qu’il fit, closant l’huis sur nous.

— Signor Marchese, dit-il, plaise à vous de laisser le Bargello tout à plein en dehors de cette affaire.

— Et pourquoi cela ? dis-je en levant le sourcil.

— Pour deux raisons.

Phrase qui ne me fit pas sourire, tant j’étais en mon for trémulent et furieux, tout maître de moi que j’eusse voulu paraître.

— La première, reprit Alfonso, c’est que ce bâtard de cuoco est un Florentin. Et que se vendant à l’Espagnol, il s’est fait doublement traître et à son maître le cardinal, et à Florence, sachant bien que l’Espagnol n’a rien d’autre en tête que de mettre la main sur notre patrie. Adonc, cette affaire se doit régler entre Florentins, les Romains n’ayant rien à y voir.

— Et la seconde raison ?

— Plus pressante encore, Signor Marchese. Que fera le Bargello, si vous l’appelez ? Il va serrer ce misérable en la geôle du Château Saint-Ange et la justice pontificale lui fera son procès, au cours duquel, pour de dignes raisons, le nom du duc de Sessa ne sera même pas prononcé. Impunité qui ne peut que l’inviter à recommencer ses attentements contre vous… Tandis que nous, Florentins, poursuivit Alfonso, un œil pieusement au ciel et un autre fiché à terre, si nous disposons de ce cuoco di inferno[88], nous en ferons une arme contre le duc.

— Adonc, dis-je, mi-persuadé mi-perplexe, tu attends de moi que je te le livre en m’en remettant à ta particulière justice ?

— Si cela vous agrée, Signor Marchese.

— Cela m’agrée, mais à une condition, c’est que Basilio étant au cardinal, le cardinal sache ce qu’il en est.

— Le cardinal, dit Alfonso, le saura sans le savoir. Le cardinal est florentin, il sait ce que parler ne veut pas dire, et ce que le silence signifie. En outre, le cardinal, comme il convient à son état, possède une âme qu’il lui faut ménager. Moi qui le sers, je n’ai que faire de cette commodité, étant d’avance absous, et par ma patrie, et par l’Église.

— Alfonso, repris-je après un instant de silence, que peux-je dire pour t’exprimer ma reconnaissance ?

— Niente, dit Alfonso en secouant la tête.

— Comment, niente ? Sans toi ce n’est pas le pauvre Tibère qui serait maintenant à l’agonie.

— Niente, niente, Signor Marchese, dit-il. Je n’ai fait que vous transmettre un message de Teresa, lequel elle m’a fait porter en toute hâte par Djemila.

— Teresa ! m’écriai-je, béant, mais comment Teresa a-t-elle su que mon cuoco était acheté par l’Espagnol et qu’il m’allait empoisonner ?

— Par Don Luis. Comme vous voyez, Signor Marchese, il y a plus d’un avantage à vivre « très à l’étourdie »…

Comme dans ces Mémoires je ne trotte pas l’amble, mais tâche à toujours galoper, ayant tant à conter, et des inouïes traverses de ma vie, et des grands événements auxquels je fus mêlé, j’ai le propos de sauter par-dessus la nuit que je passai ce mardi-là avec Teresa, laissant au lecteur à imaginer les transports de tendresse et de la gratitude qui me jetèrent aux pieds de celle qui, d’ores en avant, et malgré ses vertes années, était non seulement mon amante, mais ma mère devenue, puisque à défaut de me donner la vie, elle me l’avait, à tout le moins, conservée. À quoi, nos tumultes apaisés, je rêvais longuement, ma tête nichée entre ses fermes et puissants tétins et ma main reposant sur son flanc, tandis qu’entendant bien mon émoi, et qu’il était tout à la fois délicieux et très proche des larmes, Teresa me caressait le cheveu d’une main tendre et légère sans mot piper (possédant cette vertu fort rare de savoir se taire au moment opportun). Si la vie que j’ai failli perdre – et que tant plus je chéris – possède une valeur qu’on puisse définir, c’est dans des moments semblables qu’il la faut, à mon sentiment, éprouver.

Le lendemain, ayant dépêché Luc à Fogacer pour lui dire que j’appétais fort à le voir, ce pendard de page ne revint au logis que deux grandes heures plus tard. Crime qui, Miroulo regnante[89], eût été puni du fouet, mais qu’en son absence, je sanctionnai d’une peine plus douce et non moins redoutée des intéressés.

— Luc, lui dis-je avec les grosses dents et l’air fort sourcilleux, qu’est cela ? Ne vous ai-je pas dit cent fois, à Thierry et toi, que je noulais du tout que vous musassiez en ville, quand je vous emploie comme vas-y-dire, beaucoup de choses se pouvant trouver compromises par un délaiement de cette sorte. Luc, pendant deux jours, à midi et à vesprée, tu ne prendras pas tes repues avec moi.

— Monsieur le Marquis, dit Luc avec un gracieux salut, plaise à vous de suspendre votre arrêt jusqu’à ce que vous m’ayez ouï. Car, à la vérité, j’ai les joues gonflées de nouvelles merveilleusement étonnantes.

— Je t’ois.

— Pour courre chez monsieur l’abbé Fogacer, je me suis trouvé que de passer devant le palais où loge Son Altesse le duc de Sessa.

— Ce n’était pas ton chemin.

— Du moins, ce n’était pas le chemin le plus court, dit Luc avec un sourire. Mais ayant ouï, comme je courais, une grande noise et vacarme, je me suis détourné de ma route, non point par frivole curieuseté mais m’apensant, Monsieur le Marquis, que vous aimeriez connaître la cause d’un tel et si grand tohu-vabohu.

— Si la scusa non e vera, e bene trovata[90]. Poursuis.

— Ma la scusa e vera[91], dit Luc qui, étant bien fendu de gueule et ayant l’ouïe déliée, avait mieux profité que Thierry des bonnes leçons d’italien de accorte veuve. Et d’autant plus vrai, reprit-il, la tête haute, que la chose, comme vous l’allez voir, se trouve être, en fait, de si grande conséquence pour vous, Monsieur le Marquis, que la justice voudrait que, bien loin de me punir, vous me gratifiiez d’un écu pour l’apprendre…

— La peste soit de ta dévergognée effronterie, galapian ! dis-je, mi-encoléré mi-ébaudi, tu seras bien assez payé, si je lève ta punition. Dégorge, escargot, dégorge ! Et sur l’instant ! Ou je te vais livrer au fouet de Pissebœuf !

— À défaut d’un écu, Monsieur le Marquis, poursuivit Luc avec une de ces bonnetades dont il était prodigue, peux-je espérer votre bénévolence touchant une faveur particulière que je voudrais de vous quérir ?

— Nous verrons. Je n’achète pas chat en poche. Et dirait-on pas que je te doive récompenser de ton délaiement ? Parle béjaune, parle ! Parle sans tant languir !

— Eh bien, Monsieur le Marquis, je courus, suivant mon oreille, jusqu’au palais du duc de Sessa, et je vis là un peuple fort irrité, huchant à gorge déployée contre le duc, l’invectivant, lui, sa parentèle et sa nation, jetant des pierres contre ses verrières, huant les valets qui en toute hâte closaient les contrevents, et molestant même un malheureux page aux couleurs du duc qui saillait du logis, se peut pour quérir secours. Et moi, m’émerveillant de cette émotion…

— Sans lancer toi-même de pierres, j’imagine ?

— Sauf une ou deux, aucune ! dit Luc, l’œil tout innocent, m’étant réfléchi qu’étant connu à Rome pour votre page, il me serait disconvenable de prendre parti en ces querelles…

— Sagesse tardive. Poursuis.

— Néanmoins, touchant la cause de ce grand tumulte, je m’enquis d’un gautier, et celui-là n’ayant pas de voix pour me répondre tant il était occupé à hucher sans discontinuer : Fuori il duca[92] ! me désigna du doigt un homme que je n’avais pas aperçu de prime, lequel se trouvait adossé à un grand pieu dans un jardin non clôturé qui faisait face au Palais ducal. Tant est que je m’approchai et vis que le guillaume se trouvait du haut en bas attaché par des cordelettes à ce pieu, en quoi on avait bien fait, car sans cela il serait infailliblement tombé à terre.

— Et pourquoi cela ?

— Il était mort.

— Mort ?

— D’un grand cotel qu’on lui avait fiché dans le cœur, lequel à son manche jaune je reconnus tout de gob : c’était celui-là même…

— Cornedebœuf ! Il cuoco !

— Ipse[93]. Et pas plus gai mort que vivant. Et portant en outre autour du col une pancarte infamante.

— Qui disait ?

— Pauca verba[94], mais pertinents :

Basilio,

Cuoco,

avvelenatore al soldo

del duca di Sessa[95]

— Très pertinents, en effet.

— En outre, son avant-bras dextre était replié à l’horizontale et dans sa main close, il tenait par je ne sais quel artifice, un flacon vide.

— L’artifice, dis-je, n’est rien que la rigidité post mortem. Il a suffi de lui serrer la main sur le flacon quand elle était chaude encore. On ne peut nier que ces Florentins aient le sens du théâtre. Et, dis-je, t’a-t-il fallu deux heures pour voir cela ?

— À vrai dire, dit Luc en secouant ses boucles blondes, je voulais savoir comment l’émotion populaire tournerait, et si ces bonnes gens allaient à la parfin se décider à mettre le feu au palais. Toutefois, ils n’en eurent pas le temps, pour ce que le Bargello et ses hommes advinrent, point assez vite pour tuer dans l’œuf le tumulte, mais point lentement assez pour qu’il dégénérât.

— Voilà, fils, qui est finement vu. Et que se passa-t-il ensuite ?

— Je détalai, ne voulant pas compromettre les couleurs de votre maison avec ces séditieux coquins.

— Et bien fis-tu, dis-je, en me jetant sur le cancan devant le feu (cette fin mars étant humide et froidureuse). Cependant, ton délaiement m’a aggravé prou et les « deux ou trois pierres » me fâchent.

— Col vostro permesso[96], dit Luc, Signor Marchese, j’ai dit « une ou deux ».

— Ou deux ou trois. Mais maugré ces trois-là, je suspens mon arrêt.

— Grazie infinite, Signor Marchese ! Peux-je vous ramentevoir que j’ai une petite requête à présenter à votre bénévolence ?

— Voyons la requête.

— Durant que j’étais fort occupé à tout espincher pour vous devant le Palais ducal, un chien perdu s’est attaché à mes pas…

— Et tu ne l’as ni appelé, ni mignonné, ni nourri des croûtes de pain dont tes chausses sont pleines ?

— Autant dire pas.

— Et tu voudrais adopter la pauvre bête et l’amener céans ?

— Col vostro permesso, Signor Marchese, dit Luc non sans quelque trémulation que je sentis plus que je ne vis, et chez lui et aussi chez Thierry, lequel assis, sage et muet, sur une escabelle à côté du feu, m’envisageait de ses grands yeux noirs.

— J’ai observé, dis-je à la parfin, qu’il y a dans les communs une petite pièce que les hommes de l’escorte n’occupent point, encore qu’elle ait une cheminée. Se peut qu’ils la trouvent trop petite. Mais vous pourriez y loger ce chien et même y faire du feu.

— Ha, Monsieur le Marquis ! s’écria Luc en se jetant à mon genou pour me baiser la main. Mais il ne put donner libre cours à ses mercis, car on toqua à l’huis et Poussevent, ayant poussé sa bedondaine jusque-là, me revint dire que le Bargello della Corte me voulait visiter. À quoi, avant même que j’eusse dit oui, Luc quit de moi son congé, disant qu’il était temps que Thierry et lui allassent s’exercer au chamaillis d’estoc avec Pissebœuf. Toutefois, lisant dans son œil une évidente mésaise, je noulus.

Le Bargello entra, suivi de deux hommes, l’un qui me sembla être un greffier pour ce qu’il était vêtu de noir et portait une écritoire, et l’autre, une sorte de sergent de la prévôté dans une déguisure bourgeoise. En quoi je n’errai guère.

— Signor Marchese, dit le Bargello en me faisant un gracieux salut, mais sans m’accoler comme il le faisait le dimanche dans le logis de Teresa, vous savez sans doute par votre page ici présent, lequel y a participé, le tumulte qui a pris pour cible le palais du duc de Sessa.

— Il y a participé ? dis-je, jetant à Luc un œil encoléré.

— Passagèrement, ayant jeté trois ou quatre pierres contre les verrières.

— Trois ou quatre ? dis-je en levant le sourcil.

— Ou se peut quatre ou cinq, poursuivit le Bargello, sa face de médaille tout à plein imperscrutable, mais une de mes mouches qui se trouvait là et que vous voyez céans en maître-artisan lui ayant dit à l’oreille de ne point compromettre plus avant dans une sédition les couleurs de votre maison, il cessa tout de gob. Angelo, reprit le Bargello en se tournant vers sa mouche, reconnais-tu ce page ?

— Si, Signor Bargello, dit Angelo, des deux ragazzi[97] que vous voyez-là, c’est le blond.

— Signor Bargello, dis-je, si vous désirez que ce galapian épouse quatre ou cinq jours la geôle du Château Saint-Ange, vous n’êtes que de me le dire : il est à vous.

— Cela ne sera pas nécessaire, dit le Bargello avec un sourire. Le ragazzo n’a pu qu’il n’ait agi avec l’irréflexion de son âge, et ce défaut lui passera en même temps que la jeunesse dont il est le fruit.

Il me fit en prononçant cette phrase élégante un salut des plus italiens, auquel je tâchai de répondre sans trop de lourdeur.

— Quant au Basilio, reprit-il, dont le corps exposé provoqua le tumulte, est-il constant qu’étant votre cuoco, il a attenté de vous empoisonner ?

— Il semblerait que oui, dis-je l’air franc et ouvert. Car m’ayant cuit une zuppa sur le coup de dix heures, un de mes gens a eu la maladresse de la jeter à terre, où le chien de mes pages l’ayant gloutie, incontinent mourut. Quant au Basilio, il s’enfuit.

— Il s’enfuit ? dit le Bargello, l’œil à terre.

La pique du jour
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